L’entreprise italienne Loro Piana a été pointée du doigt pour des pratiques qui porteraient préjudice à une communauté indigène des hauts plateaux du Pérou en charge de récolter la laine la plus chère au monde sur les vigognes. Questionnée par un membre du Congrès des États-Unis, la maison de luxe se défend de toute mauvaise pratique.

Un reportage de Bloomberg la semaine dernière sur la collecte de la fibre de vigogne au Pérou a mis en cause Loro Piana pour le non-respect de normes éthiques et des communautés locales. Une polémique qui a dépassé les frontières du Pérou mais que conteste l’entreprise de luxe.
Une pratique ancestrale menacée
C’est dans la province de Lucanas, dans la région d’Ayacucho au Pérou que la laine la plus chère au monde est récoltée par une des communautés locales les plus pauvres du pays.
Ils perdurent une tradition ancestrale nommée le Chaccu, un nom issu du Quechua, la langue parlée par les Incas qui est aujourd’hui l’une des trois langues officielles du Pérou. Cette coutume implique la poursuite, la capture et la tonte des vigognes, des animaux emblématiques de la région semblables aux alpagas, l’espèce domestique descendante de cet animal sauvage dont la fourrure permet de le protéger de hauts plateaux du sud du Pérou marqués par des hivers rudes et des étés brûlants.
Loro Piana, une entreprise italienne de vêtements de luxe appartenant au groupe LVMH, s’y approvisionne en laine de vigognes, la plus chère au monde. C’est le principal et l’un des rares acheteurs dans le monde de cette matière première. L’entreprise se procure environ 45 à 50 % de la production de fibre du Pérou à elle toute seule selon un rapport du Centre du Commerce International de 2018.
Cependant, cette pratique qui remonte à des siècles est aujourd’hui au cœur d’une controverse, mêlant traditions culturelles et intérêts économiques.
Une communauté qui se sent exploitée
Une récente enquête menée par Bloomberg a révélé des aspects troublants de cette activité.
En fonction du cour du dollar, la communauté de Lucanas qui récolte la fibre de vigogne ne perçoit en effet que 280 dollars pour chaque kilogramme de fibre collectée alors qu’un manteau confectionné à partir de cette même matière, tel que le célèbre Harlan Coat de la marque, se vend au prix de 33 425 dollars.
Chargé de percevoir les revenus de la vente de « la laine des dieux », le conseil communautaire indigène doit également décider de leur répartition.
Avec les prix pratiqués à la communauté de Lucanas, le conseil verse d’abord une rémunération, somme toute modeste, aux travailleurs étrangers de 20 dollars par jour et ne peut pas verser suffisamment à la communauté pour laquelle certains membres travaillent alors gratuitement.
Lors de témoignages poignants, Abraham Yari Huaman, technicien des vigognes, y dénonce le sous-paiement chronique et en diminution et le manque de reconnaissance de leur travail face aux conditions climatiques difficiles. Andrea Barrientos, âgée de 75 ans, déplore : « On a travaillé pour eux, pour les autorités. Mais pas pour nous. »
Un état de dépendance qui complique la situation
Face à ce sentiment d’exploitation, Loro Piana bénéficie d’un accord d’exclusivité signé avec le gouvernement péruvien et les communautés autochtones depuis 1994 pour l’achat, la transformation et la distribution de la fibre de vigogne, sécurisant une source de revenu mais qui exclut toute mise en concurrence éventuelle dans un marché doté de peu d’acheteurs.
A cela s’ajoute l’acquisition, en 2008, d’une vaste étendue de terres dans les Andes péruviennes pour 160 000 dollars pour créer une réserve naturelle privée qui permet à la maison de luxe une exploitation directe et de beaucoup moins dépendre de la communauté indigène. Cet achat de la griffe italienne a entraîné l’installation de 12,5 kilomètres de clôtures pour garder les vigognes en captivité avec l’objectif initial d’augmenter leur population de 50% chaque année.
Dans sa communication, LVMH assure que Loro Piana apporte « une attention constante pour l’environnement, la biodiversité et les communautés locales ». Sollicitée par Bloomberg, elle affirme respecter des normes éthiques strictes et soutenir économiquement les communautés locales en stimulant la demande de fibre de vigogne.
Une position contestée par des chercheurs péruviens, notamment Omar Siguas, enseignant-chercheur à l’Université Nationale de Huancavelica spécialisé dans la gestion et la conservation de la faune et de la flore. Il estime que les pratiques manquent d’impact positif sur les conditions de vie des populations indigènes, de leur environnement et les vigognes.
Le rapport du Centre du Commerce International évoque la position de faiblesse des communautés indigènes dans les négociations, ne tirant ainsi pas d’avantages économiques tangibles de leur participation à ce commerce.
La transformation de la fibre de vigogne localement et au niveau national serait une alternative économique viable en créant des emplois et davantage de revenus pour la communauté de Lucanas selon le Service national des forêts et de la faune (SERFOR).
Cependant, le filage de cette fibre délicate nécessite une technologie de haute précision dont seuls les grands groupes textiles internationaux ont les moyens d’assumer. La majeure partie de la fibre brute est exportée en Italie.
Un devoir de vigilance ?
Alors que les pays de l’Union européenne viennent de trouver un accord – freiné par l’Italie entre autres – pour un devoir de vigilance qui imposera aux entreprises d’identifier et de corriger les atteintes à l’environnement et aux droits des travailleurs au sein de leurs équipes comme chez leurs fournisseurs, le sujet a dépassé les frontières péruviennes et a soulevé l’indignation de Robert Garcia, le premier membre américo-péruvien du Congrès des Etats-Unis.
Il a demandé des explications dans une lettre adressée mardi au président de Loro Piana, Antoine Arnault, le fils du PDG de LVMH Bernard Arnault, et à son directeur général, Damien Bertrand. Il souligne par exemple que Pier Luigi Loro Piana, aujourd’hui âgé de 72 ans et qui a revendu en 2013 avec son frère la plupart des parts de l’entreprise fondée par leur père, avait pu affirmer que la communauté des Lucanas était payée au moins 400 dollars le kilo.
En dix ans, le prix d’achat en dollars a diminué pour Loro Piana tandis que les Péruviens reçoivent toujours le même revenu dans leur monnaie locale. En effet, en 2024, un kilo de fibres à 280 dollars équivaut à un peu plus de 1 000 soles péruviens. Pourtant 400 dollars permettaient de recevoir 1 100 soles en 2014 lorsque la valeur du sol était la plus élevée de ces 20 dernières années.
En recevant toujours 400 dollars, la communauté locale gagnerait 43% de plus.
Dans un email adressé à Bloomberg au sujet de la lettre du politique américain, Loro Piana souligne qu’elle a contribué à préserver la population de vigognes pendant trois décennies.
« Nous avons également augmenté nos investissements dans l’irrigation, l’éducation et les infrastructures au Pérou au cours des dernières années, et nous nous engageons à consacrer des ressources supplémentaires au profit des populations locales à l’avenir » a déclaré l’entreprise.
Cette réponse fut critiquée notamment sur les réseaux sociaux, en disant qu’ils faisaient du storytelling et qu’ils reprennent exactement ce qui est écrit sur leur site internet sans véritablement répondre aux questions.
En 2015, LVMH s’enorgueillissait que le vigogne était “une espèce sauvée par Loro Piana”.
Entre 1994 et 2012, la population de vigognes sur l’ensemble du Pérou est passée de 66 500 à 209 000 têtes selon les estimations de la direction générale de la forêt et de la faune forestière, avec un doublement de la population après 2000.
La problématique de rémunération des locaux ne semble pas être cantonnée à la communauté de Lucanas mais se retrouve également dans les autres pays traversés par la Cordillère des Andes où vivent les vigognes.
Une étude régionale réalisée en 2022 par le Conseil national des enquêtes scientifiques et techniques du gouvernement argentin estimait en effet que « les communautés andines reçoivent environ 3 % de la valeur générée par la chaîne de la fibre de vigogne ».
En 2013, Loro Piana avait d’ailleurs étendu ses actions en Argentine en acquérant les droits de tonte sur un terrain de 85 000 hectares, où la maison s’occupait de prendre en charge et développer les populations de vigognes sauvages. La production dans le pays provient principalement de ranchs privés liés à Loro Piana et à d’autres sociétés privées.