Le nouveau gouvernement italien veut relever la limite des paiements en espèces jusqu’à 10 000 euros. Les partis d’opposition dénoncent cette proposition comme un risque de favoriser le marché noir et les activités criminelles. Cela ne fait pas non plus l’unanimité au sein du gouvernement de coalition.
La nouvelle première ministre italienne, Giorgia Meloni, a annoncé le 26 octobre que son gouvernement envisageait de relever les limites des paiements en espèces dans le pays. L’opposition désapprouve fortement cette mesure.
Le sénateur italien Alberto Bagnai issu du parti d’extrême populiste de droite de la Ligue du Nord, a envoyé le matin même un projet de loi visant à autoriser une limite plus élevée pour les paiements en espèces.
Si le projet de loi est approuvé tel quel, les paiements en espèces seront autorisés jusqu’à 10 000 euros à partir de janvier 2023. De plus, le plafond des virements bancaires serait porté à 3 000 euros par transfert, et à un équivalent de 5 000 euros en devises étrangères.
Le plafond actuel des paiements en espèces en Italie est de 2 000 euros depuis 2020 – il était à 3 000 euros auparavant – et devait descendre à 1 000 euros à partir de janvier 2023.
Mais les partis d’opposition désapprouvent fortement la proposition, affirmant qu’elle favorisera les activités criminelles. Le sénateur Franco Mirabelli, vice-président du parti démocrate d’opposition, a déclaré que « la nouvelle majorité de droite n’a pas manqué, ces derniers jours, de garantir son engagement contre les mafias, mais les paroles de ces heures sont déjà démenties par les faits. »
Cela ne fait pas non plus l’unanimité au sein du gouvernement de coalition.
Matteo Salvini, l’ancien Premier ministre et désormais ministre des infrastructures du gouvernement de Mme Meloni, a écrit sur Facebook que la proposition est « de bon sens » car elle apporterait « moins de bureaucratie, plus de liberté » en Italie. Il a ajouté qu’elle était alignée avec « le programme du centre-droit et avec les autres pays européens. »
Le projet de loi est une mesure symbolique importante pour M. Salvini et la Ligue du Nord, tandis que parti de centre-droit Forza Italia, qui fait également partie du gouvernement, ne le considère pas comme une priorité. Et selon Il Corriere della Sera, un compromis pourrait être trouvé avec une limite de paiement maximum fixée à 5.000 euros.
Les limites de paiement en liquide en Europe
L’Union européenne, bien que favorable à des limites de paiement basses, souhaite uniformiser le montant maximum des paiements en commençant par un seuil allant jusqu’à 10 000 euros.
Une majorité de pays européens fixe des limites aux paiements en espèces, qui, lorsqu’elles sont établies, sont le plus souvent inférieures à 10 000 euros, selon les informations du Centre européen des consommateurs. Les paiements en espèces peuvent se faire jusqu’à 1 000 euros en France, en Espagne et en Suède. La limite est de 3 000 euros en Belgique, et au Portugal, de 500 euros en Grèce, de 5 000 euros en Slovaquie.
Mais les lois ne fixent aucune limite pour les paiements en espèces en Autriche, à Chypre, en Estonie, en Finlande, en Hongrie, en Irlande, au Luxembourg, ainsi qu’au Danemark et en Pologne mais uniquement entre les particuliers. En dehors de l’Union européenne, l’Islande et la Norvège n’ont pas non plus de limites sur les paiements en espèces.
En revanche, les magasins de certains pays, comme en Irlande, peuvent refuser les grosses montant en espèces. En Suède, de nombreuses agences bancaires refusent désormais de traiter les espèces et de nombreux détaillants n’acceptent que les paiements par carte ou numériques.
Il n’y a pas de limite pour les paiements en espèces pour l’achat de biens en Allemagne, un pays qui a l’habitude de beaucoup payer en espèces, y compris les salaires, mais les consommateurs qui paient pour des montants supérieurs à 10 000 euros en espèces doivent montrer leur carte d’identité, et le commerçant doit documenter les informations.
Mme Meloni a défendu devant le Sénat mercredi qu’une limite stricte des paiements en espèces par rapport à ce qui se passe en Autriche et en Allemagne fait courir à l’Italie le risque de défavoriser sa compétitivité.
« C’est une proposition que nous n’approuvons en aucune façon, elle est en totale contradiction avec ce qui a été décidé ces dernières années en Italie et dans la plupart des pays européens de réduire progressivement l’utilisation de l’argent liquide et de pousser la traçabilité des paiements et la lutte contre l’économie souterraine », a déclaré Antonio Misiani, responsable économique du Parti démocrate.
Selon la Banque centrale européenne, la croissance économique tend généralement à augmenter l’utilisation des espèces, mais elle ne mentionne pas nécessairement qu’une utilisation accrue des espèces stimule la croissance économique.
Paiement en liquide, évasion fiscale et activités criminelles
Les mesures visant à restreindre l’utilisation de l’argent liquide en Italie ont souvent été débattues pour diminuer l’évasion fiscale. Ne pas déclarer les paiements en espèces est plus facile, ce qui permet de ne pas payer la taxe sur la valeur ajoutée et de réduire l’impôt sur les sociétés par exemple.
Mme Meloni et son gouvernement soutiennent qu’il n’y a pas de lien entre l’évasion fiscale et les paiements en liquide, car certains pays n’ont pas de limite aux paiements mais une faible évasion fiscale, citant au Sénat un ministre des précédents gouvernements du Parti démocrate, M. Piercarlo Padoan, qui avait fait la même observation.
En Suède, où l’utilisation de l’argent liquide a diminué de 43 % entre 2009 et 2019, une étude de la Banque de Suède de 2020 attribue en partie la plus faible utilisation du cash aux mesures de lutte contre l’évasion fiscale, comme l’obligation de disposer d’une nouvelle caisse enregistreuse homologuée. Mais la baisse du volume d’argent liquide s’est surtout accélérée lors du changement des billets et des pièces, après 2013, puis à nouveau après 2016. L’introduction d’un système de paiement mobile, Swish, a également contribué à réduire l’utilisation des espèces.
L’argent liquide est néanmoins utilisé pour de nombreuses activités criminelles.
Un rapport de 2019 de la Commission européenne sur l’évaluation du risque de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme affectant le marché intérieur et relatif aux activités transfrontalières mentionnait clairement que « la criminalité organisée et le financement du terrorisme s’appuient sur l’argent liquide pour les paiements permettant de mener leurs activités illégales et d’en tirer profit ». Les criminels profitent également des systèmes plus souples de certains pays « pour contourner les restrictions en se déplaçant vers les États membres où il n’y a pas de restrictions, tout en continuant à mener leurs activités terroristes ou autres activités illégales dans l’État membre “plus strict” ». La Commission a estimé que des restrictions à l’échelle de l’UE sur les paiements en espèces « ne permettraient pas de prévenir de manière significative le financement du terrorisme ». Toutefois, elle a indiqué « que de telles restrictions pourraient être utiles pour lutter contre le blanchiment d’argent ».
Les paiements en espèces utilisés par les plus pauvres et les plus vulnérables
Mme Meloni a également justifié la mesure car le manque de possibilités de payer en liquide « pénalise les plus pauvres ».
La Banque centrale européenne, dans un bulletin publié en mai 2022, plaide pour maintenir l’accès à l’argent liquide dans la zone euro. Elle note que dans les discussions visant à restreindre l’utilisation du cash, « la perspective des utilisateurs d’argent liquide est souvent négligée, ou alors les avantages qu’ils en tirent sont sous-estimés ».
L’argent liquide est en effet plus souvent utilisé dans les zones rurales et est nécessaire pour éviter l’exclusion financière des personnes sans système bancaire, qui sont surtout des personnes modestes, et l’exclusion numérique.
Pourtant dans certains pays comme en Afrique, le paiement et les services bancaires mobiles ne favorisent pas l’utilisation de l’argent liquide mais sont utiles pour éviter l’exclusion financière des plus modestes.
Mais ce sont principalement les personnes d’un âge plus avancé, aux revenus et au niveau d’éducation plus faibles qui sont associées au manque d’accès au paiement électronique en Europe. Une enquête de la BCE de 2019 a montré que les adultes qui ne comptaient que sur les espèces pour effectuer leurs paiements étaient davantage représentés parmi la population âgée de 65 ans ou plus et parmi les personnes n’ayant suivi qu’un enseignement primaire ou secondaire.
L’argent liquide est la méthode préférée pour les paiements de petits montants. Mais il n’est de toute manière pas certain que les Italiens les plus pauvres aient besoin, ou aient les moyens, de payer 10 000 euros en espèces en une seule fois.